ALINE DECROUEZ
Les Entre-prises d'Aline Decrouez

Un ton seul n'est qu'une couleur, deux tons c'est un accord, c'est la vie.
Henri Matisse[1]

Il faut l'avouer, il est devenu de plus en plus difficile d'innover dans le domaine de la peinture minimaliste, construite ou monochrome. Toutes les combinaisons de formes géométriques simples et de couleurs semblent avoir été épuisées, au point que la plupart des œuvres qui nous sont proposées dans ces registres, même si elles ne manquent pas toujours d'intérêt, ont une terrible saveur de déjà-vu. Elles pourraient avoir été produites par une intelligence artificielle exploitant, par exemple, l'immense corpus des travaux des exposants du salon des Réalités Nouvelles. Il est rarissime que la surprise soit au rendez-vous de la découverte de travaux qui combinent rigueur minimaliste, spectre limité de plages monochromes et réalisation impeccable. C'est le cas des œuvres d'Aline Decrouez, notamment de celles de sa série Entre-prises, lesquelles échappent à cette forme de malédiction en nous proposant des solutions créatives inattendues à des équations aux résultats habituellement trop prévisibles.

  Ces propositions plastiques ont, au premier abord, un statut indéterminé : peinture, sculpture, stèle, livre ou custode... ? Chacune se présente comme deux panneaux de MDF[2] de 18 mm d'épaisseur et de dimensions modestes – 40 x 30 cm –, peints au rouleau sur leurs deux faces et sur leurs tranches d'une couleur unique. Entre les deux, quelques fragments de panneaux, de formes géométriques simples et de même épaisseur, sont insérés, chacun étant peint uniformément dans une tonalité différente contrastant avec celle des plaques externes. Ces inclusions ne dépassent pas les limites des faces extérieures, arasant parfois leurs bords. On pense, inévitablement, à un grand livre dont la lecture complète nous est refusée et dont on ne peut imaginer le contenu que de façon imparfaite, comme par une indiscrète curiosité. Les plans extérieurs peuvent ainsi être compris comme les couvertures anonymes d'un ouvrage à découvrir ou comme une custode pour protéger un précieux volume.

  Pour ma part, j'y vois le résultat d'une sorte de mise en boîte. Aline Decrouez a, en effet, conçu des Tableaux-reliefs, 2015-2021, eux aussi réalisés à base de planches de MDF colorées, assemblages de surfaces monochromes qui font penser aux travaux des dernières années de la production d'Auguste Herbin – un artiste du Nord, comme Aline Decrouez[3] –, dont certaines œuvres de jeunesse étaient d'ailleurs, elles aussi, en relief. Tout se passe comme si des œuvres murales de notre artiste, par un savant, méthodique et complexe exercice de pliage, voire de découpage, avaient été comprimées pour être stockées dans la boîte composée par les deux panneaux externes de l'Entre-prise. On rejoint d'ailleurs, ici, la notion de livre et d'écriture car, comme on le sait, les peintures de la fin de la vie d'Herbin figuraient des mots écrits dans un alphabet plastique de son invention. Plus prosaïquement, d'aucuns y verront de grands feuilletés, des sandwiches géants ou des burgers king-size bariolés… Ou, peut-être encore, un mode de stockage des divers plateaux colorés de certaines des installations au sol de l'artiste, comme Glissements, proposition in situ à l'Abbaye de Trizay, en Charente-Maritime, en 2021… D'autres encore se hasarderont à y trouver des évocations de paysages réels ou fantasmés.

  Les Entre-prises d'Aline Decrouez ne sont donc pas monochromes. Elles sont constituées d'assemblages, d'empilements ou de juxtapositions de plusieurs surfaces chacune ayant sa couleur propre, générant ce que Matisse, dans la citation en exergue au présent texte, qualifiait d'accords vitaux ou vivants. Quant à la discussion de savoir si ce travail est abstrait ou non, elle est vaine, puisque j’ai déjà évoqué plusieurs lectures possibles et d'autres regardeurs auront leur propre point de vue, probablement bien différent du mien et les uns des autres. D'ailleurs, Oscar Wilde, bien avant l'invention du concept de peinture abstraite, déclarait : « L'art est plus abstrait que nous ne le pensons. La forme et la couleur nous parlent de la forme et de la couleur, c'est tout[4]. » Et, n'en déplaise à Marcel Duchamp qui déclarait « Le titre est une couleur apporté à l'œuvreuvre[5] », les titres des œuvres d'Aline Decrouez ont la neutralité factuelle d'un numéro d'inventaire : Entre-prise.1.6.B.2016, par exemple…

  Cette jubilation sensuelle de plans colorés me fait penser à un propos de Roland Barthes qui écrivait : « L'opinion courante veut toujours que la sexualité soit agressive. Aussi, l'idée d'une sexualité heureuse, douce, sensuelle, jubilatoire, on ne la trouve dans aucun écrit. Où donc la lire ? Dans la peinture, ou mieux encore: dans la couleur[6] » ou encore, dans le même registre, à Malcolm de Chazal : « La couleur est un corps de chair où un cœur bat[7]. » En effet, contre toute attente, à l'encontre de la mouvance des artistes dits abstraits géométriques, les œuvres d’Aline Decrouez débordent de sensualité. Elles le sont, dans leur interaction avec l'environnement, comme le sont les monochromes d’Yves Klein, révélant la profondeur d’un espace qui ne peut pas se réduire au plan ni à des superpositions de surfaces colorées. De façon assez paradoxale, chez notre artiste, la couleur prend de l'épaisseur et devient matière, alors que son support perd de sa présence physique immédiate. La couleur donne profondeur à la surface, lui confère du sens et l'opportunité de matérialiser et de mettre en abyme une pensée, celle de l'artiste ou celle du regardeur… On est ainsi dans le domaine de cette magie dégagée de toute intelligence plastique que Delacroix décrivait : « La couleur est par excellence la partie de l'art qui détient le don magique. Alors que le sujet, la forme, la ligne s’adressent d’abord à la pensée, la couleur n’a aucun sens pour l'intelligence, mais elle a tous les pouvoirs sur la sensibilité[8]. »

  Les couleurs d'Aline Decrouez, élaborées artisanalement à partir de pigments purs ou mélangés, ne sont jamais crues ni criardes. Elles rappellent la chaleur de plages ensoleillées en début ou en fin de journée. Elles ont une composante sourde, un peu terreuse, indéfinissable, qui récuse tout éclat et que l'on retrouve chez beaucoup de peintres latino-américains, notamment chez ceux du groupe MADI, tels Gaudin Bolivar, Carmelo Arden Quin, Jaildo Marinho et beaucoup d'autres. Leur juxtaposition, dans une approche plus intuitive que scientifique, fait penser aux Zones de Sensibilité Picturale Immatérielle d'Yves Klein.

  Les variations dans la mise en espace des Entre-prises, isolément ou en groupes, permettent d'offrir des points de vue et des dispositifs chromatiques et formels toujours renouvelés, une forme de perpétuelle régénération tout en maintenant la prégnance d'un présent qui tend à nous échapper… Elles mettent aussi en évidence ces leurres d'existence physique, ces présences fantomatiques purement visuelles que Maurice Merleau-Ponty mentionne : « Lumière, éclairage, ombres, reflets, couleur, tous ces objets de la recherche ne sont pas tout à fait des êtres réels : ils n'ont comme les fantômes, d'existence que visuelle[9]. » Elles aiguisent le sens du discernement, excitent l'imagination, comme le disait si bien Gaston Bachelard : « Seule l'imagination peut voir les nuances, elle les saisit au passage d'une couleur à une autre[10]. »

  Ce qui fascine et interpelle aussi, dans les Entre-prises, c'est la façon dont ces pièces nous obligent à prendre conscience de l'existence d'un entre-deux – le mot entre figure d'ailleurs dans le nom de la série – dont le contenu reste incomplet et est laissé à la libre interprétation du spectateur. Ces œuvres forcent et concentrent l'attention sur ce qui pourrait être négligé, suscitent et stimulent nos capacités perceptives, exacerbent notre capacité à fantasmer. Cette préoccupation n'est pas nouvelle. Georges Braque disait en son temps : « Ce qui est entre la pomme et l'assiette se peint aussi. Et ma foi, il me paraît aussi difficile de peindre l'entre-deux que la chose[11]. » Aline Decrouez apporte sa réponse personnelle, une réponse qui mobilise tous les sens, mis dans un état de tension et d'attentions extrêmes, réceptifs à toute sollicitation, ouvertes à des synesthésies qui nous rendent couleurs et formes quasiment audibles : la peinture comme écoute du visible[12] déclarait-elle en 2018…

Louis Doucet, janvier 2024



[1] Propos recueilli par Dominique Fourcade in Henri Matisse – Écrits et propos sur l'art, 1972.
[2] Medium-Density Fiberboard, panneau de fibres à densité moyenne, constitué de fibres de bois et d'un liant synthétique à base de résine que l’on soumet à des contraintes de température et de pression.
[3] Auguste Herbin est né à Quiévy, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Douai, lieu de naissance d'Aline Decrouez. Guy de Lussigny, autre artiste, injustement méconnu, dans la même veine construite et minimaliste, était lui aussi un Nordiste, né à Cambrai. On peut aussi citer Geneviève Claisse, elle aussi née à Quiévy, Jean Dewasne, né à Hellemmes-Lille… sans oublier Henri Matisse, le coloriste et les papiers découpés de la fin de sa vie, né au Cateau-Cambrésis. Le terreau était donc favorable à l'éclosion de l'art de notre plasticienne.
[4] “Art is more abstract than we fancy. Form and color tell us of form and color, – that is all. ” in The Picture of Dorian Gray, 1890-1891.
[5] In Duchamp du signe, 1975, élaboré par Michel Sanouillet à partir de l'ouvrage Marchand du Sel, 1958, plusieurs fois remanié et augmenté.
[6] In Roland Barthes par Roland Barthes, 1975.
[7] In Sens plastique, 1948.
[8] In Journal, 1852.
[9] In L'Œil et l'Esprit, 1988.
[10] In L'Air et les Songes, 1934.
[11] Cité par Georges Charbonnier in Le monologue du peintre, 1980.
[12] Site de l'artiste : alinedecrouez.com.